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Le doute et le choix dans la profondeur de l'histoire

à partir de l'exemple de l'épopée de Geligeamech

Par Hawa Djabali

Dans l'une des plus anciennes cités du monde, Ourouk en Mésopotamie (l'actuel Irak), il y avait un roi, fils d'une déesse-vache et d'un grand prêtre, nommé Geligeamech, qui aspirait à toutes les ambitions et souffrait de sa condition d'homme. Plein de courage et d'intelligence, il créait les conditions d'une vie urbaine, retirant le paysan de sa charrue pour en faire un soldat ou un artisan, visitait les jeunes mariées avant leurs maris, entraînait les populations vers des conquêtes dont elles ne voyaient pas l'intérêt.
 
Son peuple, exaspéré, s'en alla demander de l'aide aux dieux. Les dieux prirent la chose très au sérieux, suscitèrent, pour ramener Geligeamech dans le droit chemin, un autre héros de l'argile, lui donnèrent souffle. Enkidou, c'était son nom, vécut d'abord avec les troupeaux sauvages et sa force physique était incroyable. Ensuite, les dieux lui envoyèrent une prostituée sacrée (une prêtresse initiée) pour le séduire et l'amener à Ourouk. Ce qui fut fait : Geligeamech, que les dieux avaient prévenu par deux rêves de l'apparition d'un ami, ne vit d'abord qu'un rival en cet homme sauvage d'une puissance invincible. Les deux héros s'engagèrent en un formidable combat avant que de tomber dans les bras l'un de l'autre.
 
Geligeamech, tout à sa nouvelle amitié, se calma tout d'abord quant à sa mauvaise conduite avec ses sujets mais, avec Enkidou à ses côtés, voyant sa propre force multipliée par deux, il s'engagea dans des aventures de plus en plus folles, allant jusqu'à tuer le géant Humbaba, gardien de la forêt de cèdres, mettant au désespoir Innana, la déesse de la vie, en découpant en pièces son taureau céleste, refusant ses avances lorsqu'elle le désira, enfin se montrant en toute chose si turbulent, si indocile, si aventureux, si insolent que la déesse fit périr Enkidou pour le punir.
 
Geligeamech, accablé face à la mort, refusa d'abord son ami au tombeau puis descendit chez la sœur d'Innana, Erechkigal, au royaume des morts, pour retrouver son frère. Il ne trouva rien au royaume des morts et, méditant sur cette terrible séparation, il pensa à sa propre mort. Révolté, il décida de partir quérir l'immortalité. L'immortalité, les dieux ne l'avaient offerte qu'à un seul couple : Noé et son épouse, en remerciement d'avoir protégé l'espèce humaine lorsque les dieux, découragés, avaient regretté qu'elle existât (pour se repentir juste après de leur excès). Geligeamech partit retrouver son grand-père Noé.
 
A partir de là, soumis aux plus rudes épreuves de la faim, de la soif, du froid, de l'obscurité, de la solitude, un vrai parcours initiatique est narré. Enfin il parvient à la taverne des dieux et Sidouri, l'aubergiste, le voit arriver comme un chenapan. Il se renseigne auprès d'elle sur le bon moyen pour arriver chez son grand-père, elle lui indique un passeur, Ourchebai, qui sait comment traverser l'océan de la mort pour parvenir à l'île de l'immortalité où habitent ses grands-parents. A peine Geligeamech a-t-il entendu l'information qu'il part comme un fou, cherche Ourchenabi, et, ne le trouvant pas, casse toutes les pierres gravées qui contiennent le secret du chemin à prendre ! Ourchenabi survient alors, il n'est pas content mais accepte de préparer Geligeamech pour le voyage. C'est un dangereux et difficile voyage. Ils arrivent. Pour faire comprendre ce que c'est que l'immortalité à son descendant, Noé le fait dormir, le réveille et lui demande combien de temps il a dormi. " Un instant ", répond Geligeamech, mais sa grand-mère a cuit chaque jour un pain et à les voir, le héros comprend que c'est d'une semaine qu'il s'agit !
 
La vie n'est pas gaie en éternité, et Geligeamech dépérit. Tant et si bien que Noé charge Ourchenabi de le remettre en état et de le ramener à la vie. Avant de partir, sa grand-mère reproche à son grand-père de le laisser repartir les mains vides alors qu'il a accompli un long voyage pour les visiter. Noé dit que puisqu'il voulait l'immortalité, il va lui indiquer où cueillir l'herbe qui la procure. Il s'agit d'une algue qui pousse au plus profond de l'océan. Geligeamech plonge, la cueille, la garde pour les gens de sa ville, reprend le bateau du retour.
 
Sur terre, le voyage est de nouveau bien pénible. Alors qu'ils traversent un désert, lui et Ourchenabi, à qui il veut montrer sa ville, ils découvrent une pièce d'eau douce sur leur chemin. Geligeamech ne résiste pas, se dévêt, laisse ses vêtements dans lesquels il a noué l'algue d'immortalité et entre dans l'eau. Innana, qui veille sur les hommes depuis le ciel, dans une étoile, se reprend à le désirer. Elle se coule dans la peau d'un serpent pour l'approcher, et là, près des vêtements, elle renifle l'herbe marine. Sa colère est grande, elle sent que Geligeamech va encore la tromper. Elle dévore l'algue (c'est depuis ce temps-là que les serpents muent).
 
Et Geligeamech rentre à Ourouk.
 
L'épopée de Geligeamech est, à ce jour, la plus ancienne histoire, dans son sens " d'histoire racontée " que l'on connaisse. Celle de Noé et du déluge lui est liée dans les tablettes akkadiennes. Sans entrer ici dans l'intimité des spécialistes, nous pouvons travailler à partir des traductions en français et en arabe qui en on été faites.
 
Roi, ou roi-prêtre, ou héros, ou demi-dieu, un homme doué de pensée, s'affaire, à cinq mille ans de nous, à construire une cité, agrandir les richesses de cette cité par les conquêtes militaires sur les hommes et sur l'environnement. Avec Geligeamech, c'est le sédentaire, le citadin qui s'exprime (l'ancêtre du Caïn biblique). Tout le récit le voit confronté à l'homme naturel, Enkidou, qui est l'ami, mais également " l'autre partie de lui-même ". Au début de l'histoire, Geligeamech est un héros croyant et violent. Jean Guilaine, professeur au Collège de France, démontre que les éléments mâles de la société humaine en sont toujours, pour le plus gros de leurs réactions, à l'âge de la pierre polie. Geligeamech est un homme moderne qui garde les réactions du chef de horde chez les singes (André Langaney : " (…) L'homme ne descend pas du singe… Il est un singe "). Mais ce n'est pas si simple, il y a autre chose : nous sommes des animaux alors que toute notre histoire humaine se fait " contre " l'animalité. Ici sourd la genèse d'une violence bien plus profonde que celle du chef de horde, bien plus inquiétante que celle de l'étalon dominant. Car cette résistance contre soi-même en son état animal entraîne forcément une culpabilisation (voir nos tous grands spéléologues de l'inconscient). S'il faut tuer l'ancêtre, le père, ou le maudire (Adam), c'est que cet ancêtre est un animal et que l'évolution, notre seule chance de survie, n'est possible qu'à partir d'un reniement (reniement total dans tous les mythes de la création où l'homme moderne sort " tout à fait " d'une volonté divine). Si le fondement de notre violence vis-à-vis de l'environnement, vis-à-vis de nos semblables, réside bien là, on comprend qu'il ait été impératif, pour la survie, de reporter cette culpabilité sur un tiers. Ce tiers, c'est en général une divinité mâle (pour répondre à l'inquiétude du mâle de l'âge néolithique qui nous poursuit). Cette divinité est omniprésente puisque liée à la condition humaine, omnipotente pour la déculpabilisation, et omnisciente parce que nous pressentons l'infinité du savoir et nos manques. Elle va prendre la responsabilité du " crime " perpétré sur l'environnement, dont l'homme est déjà conscient à l'aube des âges. Ce ne peut donc être, par identification, qu'un dieu de violence, de pouvoir et d'inquisition : " Le grand Dieu " qu'on retrouve partout, dans tous les mythes humains des débuts. Il porte la responsabilité d'une fraction qui anéantit, domine, domestique l'ensemble du règne animal et qui le sait. Il porte, ce dieu, la responsabilité de la perte de l'inconscience dont nous ne sommes pas encore remis. Il porte la responsabilité de la fracture, de l'éclatement, de l'état fusionnel de l'espèce. Il doit être accusé de la notion de temps et de celle d'écriture. Il doit porter la charge de la grammaire qui établit l'homme (au commencement était le Verbe…). Voilà, Il est inventé : l'homme décide de se soumettre à lui parce que se soumettre, c'est se déresponsabiliser ! Pour cela, il faut se persuader, mettre en place le processus de la croyance, l'élever en vertu.
 
D'autre part, il y a presque toujours un élément féminin, une Grande Déesse, souvent accompagnée d'un mâle animal ou d'un fils humain ou semi-humain sacrifié, qui, elle, représente la vie à l'état brut, la vie qui engendre et qui fait mourir. Elle est l'amour et l'horreur qui étaient et qui sont en permanence. Elle est la grande nostalgie du ventre des mères, l'animalité qui reprend ou conserve ses droits, la végétation, la fertilité dans ses aspects heureux et terrifiants. Elle est le désir sexuel qui n'en finit pas de surprendre et d'intéresser les humains. Il semble que les hommes constatent et personnifient un état des lieux en cette déité qui ne requiert pas de " croyance " particulière, mais qui est peut-être la traduction, par personnification symbolique, du désir d'un improbable médiateur entre la dureté, l'horreur de la vie naturelle et l'homme qui se découvre si fragile. Au cours du temps, cette représentation va vaciller, s'effacer, bien que toujours latente sous les aspects les plus curieux, précisément parce qu'elle ne déculpabilise pas, parce qu'elle n'endosse ni le meurtre, ni la conscience humaine.
 
Donc les cultes sont nés. Conservatoires des connaissances acquises pour ne pas " retourner " à l'animalité, lieux de l'écriture et du savoir, de l'observation des astres, des débuts de la géométrie et des mathématiques, de la gestion des biens de la communauté, les lieux où se tiennent les détenteurs du savoir vont devenir les lieux du pouvoir et des privilèges qui incitent certains d'entre les hommes à se charger de la double tâche de " garder le savoir " et de " choisir pour les autres " lorsque les événements prennent la communauté au dépourvu.
 
Le roi d'Ourouk, Geligeamech, au début du récit, est donc parfaitement inscrit dans la norme.
 
L'aspect généralement laissé dans l'ombre, dans les différentes façons de raconter cette histoire (récente puisque la découverte des tablettes est récente), c'est que Geligeamech va vouloir " vérifier " ce que raconte le culte sur l'existence après la mort et descendre au " royaume des morts ". Là, sa déception est totale, il trouve des êtres en décomposition, une puanteur, des restes macabres et rien d'autre. Il y a cinq mille ans, un ou des intellectuels prennent la peine de nous instruire, par un récit initiatique, que celui qui veut " voir et toucher le fond des choses " va s'exposer à une réalité qui l'ébranlera et le fera réfléchir : la vie individuelle s'arrête avec la mort individuelle. Chaque doute suscite de nouvelles questions, de nouveaux choix, de nouvelles actions : puisque il n'y a rien après la mort, la suite logique de la réflexion du héros, c'est qu'il ne faut pas mourir. Le voici qui se souvient que Noé est son grand-père et qu'il a reçu l'immortalité des dieux ; il se met en route.
 
Après bien des épreuves, qui sont autant de balises pour celui qui cherche un peu de vérité, il trouve son initiateur, un moine qui a renoncé à l'existence et qui sait " déchiffrer les pierres gravées ". On apprend par cette indication qu'en dehors des inventaires, l'homme fixait ses connaissances sur son univers. Deuxième atteinte au sacré : Geligeamech " renverse " les écritures gravées mais il veut quand même embarquer. Cette contradiction est probablement un second grand doute exprimé, au fond, comme notre doute d'aujourd'hui : nous doutons de notre doute, nous prenons conscience de nos archaïsmes, mais comme ils véhiculent aussi nos premiers essais, nos premières acquisitions de savoir, une expérience qui possède son sens, il nous répugne de jeter le tout. D'ailleurs, ne perdrions-nous pas un fil essentiel ? Celui de la remontée à l'origine, ce passé qui prévoit, par déduction, un futur ? Donc, bien qu'il ait abîmé les pierres sacrées et malgré les mises en garde de son guide, le héros persiste à rejoindre l'île de Noé qui se trouve au milieu de l'océan de la mort. Autres épreuves, arrivée sur l'île : Geligeamech va découvrir que la vie éternelle, c'est le non-temps, le non-agir, l'arrêt de l'évolution, la " non-vie ". Et dans cette non-vie, il y a fortement indiqué l'état d'inconscience quand Noé, pour lui donner une petite idée de ce qu'est cet état d'immortalité, l'endort.
 
Pourtant, lorsque avant son départ, sa grand-mère demande à Noé de lui donner un cadeau et que le grand-père propose l'accès à cette immortalité, lui désignant une algue au fond de l'océan, Geligeamech, sans hésiter, plonge, trouve la plante et la ramène sur la terre de la vie. En fait, il n'a pas l'air de trouver intéressante la formule de l'immortalité, mais il la veut quand même ! Comme c'est moderne ! Nous voudrions bien vivre le plus longtemps possible sans devenir vieux !
 
Il y a ce passage qui insiste sur le fait qu'il ne la dévore pas tout seul mais la garde précieusement pour les vieillards et les gens malades de sa ville… Responsabilité des puissants. De plus, malgré sa détestable expérience de l'éternité, il semble qu'il croit encore que ce soit une bonne chose.
 
Puis un grand mystère est dévoilé : accompagné de son guide, sur la route qui le ramène dans sa ville d'Ourouk, Geligeamech traverse un désert et, au milieu de ce désert, il trouve un point d'eau douce ! Dans tous les textes anciens, l'eau salée, la mer, est vécue comme expression de la mort, tandis que l'eau douce est symbole de vie. Geligeamech va se dévêtir et entrer dans l'eau de vie (rites postérieurs des " baptêmes " en différents cultes antiques, retour au sein de la Mère). La déesse de la Vie, Innana, est au ciel, sous la forme de l'étoile que nous appelons Vénus, elle le trouve si beau qu'elle veut s'en approcher (la Vie veut l'Homme) ; pour ce faire, elle se transforme en serpent (jusqu'à aujourd'hui, le peuple des reptiles s'appelle en arabe les " vivants "). Alors, étant tout près des vêtements laissés sur le rivage, elle découvre l'herbe d'immortalité et se fâche ! L'immortalité est le contraire, l'ennemie du cycle de la vie qu'elle, Innana, représente : certes, elles est la vie et la mort, liées, dépendantes l'une de l'autre, mais l'immortalité, si elle est la fin de la mort, est aussi fin de la vie… C'est la loi de la vie qui nous fait mortels : Innana avale, sous sa forme de serpent, l'herbe d'éternité. Le roi restera dans sa condition de mortel… Mais si cette immortalité avait été plus précieuse que tout, l'aurait-il abandonnée négligemment sur la berge pour prendre un bain d'eau vive ? Il ne pouvait pas ne pas la convoiter, mais il ne pouvait pas renoncer à la vie " vivante " et c'est la vie qui a gagné. Il triche, il déguise son choix en fatalité, prétend que c'est la vie qui a choisi pour lui.
 
Voici donc l'histoire d'un homme qui sait qu'il a quitté " le naturel ", l'animalité, qui comprend qu'il n'y a pas de retour dès que la conscience est née, que le paradis de l'espèce indivise et du ventre de sa mère n'a pas de retour possible. " Il est, le paradis, comme le ventre des mères, on en sort toujours, on n'y entre jamais " (Hawa Djabali, " Glaise rouge ", éd. Marsa, Paris). Il a peur, il connaît la douleur de la séparation de la mort et l'angoisse de sa propre mort. Geligeamesh est croyant : adorer ou blasphémer, c'est toujours croire, mais cet homme ne se contente pas de la mythologie rassurante de son temps et cherche… C'est un tyran inquiet qui s'était mis en quête, c'est un homme mûr et initié qui revient dans sa ville. Il a choisi la vie. Qui peut parler d'échec ? La lecture qu'en donnent les croyants de notre ère ? Il est très étonnant que les multiples récits tirés de ces tablettes, pièces de théâtre, analyses, retiennent un message pessimiste.
 
En déchiffrant ces tablettes akkadiennes, Taha Baqer nous offre un élément capital, une histoire indispensable, occultée durant quelques millénaires : l'histoire du doute.
 
En maintes reprises, au cours du temps, des hommes se sont demandés si les fables destinées à les rassurer avaient un fondement, prenons-en pour preuves les descriptions infernales destinées à garder les peuples dans un croyance, les punitions de leur vivant qui pouvaient s'ensuivre sui un doute était exprimé, les mises à mort pour raisons d'infidélité à une déité, d'erreur dans le rituel d'un culte, ces fleuves infernaux qu'il fallait franchir une fois morts, c'est-à-dire prouver qu'on avait " cru " et observé les rites de cette croyance… Prenons-en pour preuves les récompenses promises dans un au-delà de l'existence… Si le doute n'avait pas travaillé les têtes, cela aurait-il été nécessaire ?
 
C'est le besoin de communiquer, de s'organiser, de structurer une société citadine qui a créé le système religieux, presque tout le monde est d'accord là-dessus. Mais pourquoi sous cette forme ? C'est pour retrouver l'état fusionnel de l'espèce d'avant la conscience du temps et de l'être individuel que le divin, en tant que " Surmoi collectif ", est né.
 
L'homme, depuis l'avènement de la grammaire (voir la belle citation du généticien et auteur André Langaney), ne cesse de changer, d'évoluer pour survivre, de s'adapter, mais il réfute l'inconnu qui le guette et regrette son état précédent dans une infinie nostalgie, dans une ambiguïté sans rivages.
 
Constamment provoqué par des situations nouvelles, il oscille entre ce qu'il sait et ce qu'il croit avec une fréquence de pendule dans la bipolarité de sa curiosité et de son angoisse. L'intelligence trébuche constamment sur la peur.
 
On peur faire des constats : l'institution du pouvoir répond au besoin d'organisation des concentrations humaines et de passation du savoir ; la passation du savoir protège l'homme contre la tentation de renoncer et de retourner à l'état de bête ; pour que certains hommes acceptent cette responsabilité, le pouvoir se fait séduisant, gratifiant ; les hommes au pouvoir ne veulent plus lâcher leur situation ; le pouvoir n'est plus, dès lors, un service, c'est un abus sur autrui (l'état initial de c).
 
Tout pouvoir s'établit grâce à la violence et à la croyance (quelles que soient les valeurs décidées, déistes ou non, démocratiques ou totalitaires). Le " tabou ", si bien traité par de grands chercheurs en est le signe. Chaque fois qu'un postulat fait référence en absolu, on peut observer une diminution des choix et une augmentation de la force du pouvoir qui le propose. Chaque fois qu'une " évidence " sert une démonstration d'une croyance, souvent invisible à force d'intimité avec la société qui l'énonce.
 
La liste des croyances est illimitée : la croyance survient dès que le questionnement s'interrompt, par ignorance, par inquiétude, par interdits imposés à des fins d'exploitation de certains hommes par d'autres hommes. La propriété essentielle de la croyance, c'est la fierté d'énoncer des postulats dont on ne peut plus repérer la base. Une vieille stratégie consiste à en fixer l'élément affirmé réel dans un passé invérifiable. On peut invoquer une loi divine ou la nature ou simplement la loi du plus fort. On peut invoquer ce qu'on veut : une croyance s'affermit par le nombre de personnes qui la partage.
 
Souvent, une croyance se détache du texte qui l'a fondée ; on occulte la réalité temporelle de sa fondation. Ainsi, on peut affirmer que l'Ancien Testament est monothéiste, en évitant les passages de la Bible qui proclament le contraire, ou l'on peut déclarer, actuellement, qu'un tyran sanguinaire fait la guerre contre une grande puissance même si l'analyse attentive des faits rapportés en leur propre temps prouvent que le tyran en question et la grande puissance continentale sont parfaitement d'accord pour rayer un pays de la carte. Le propre d'une croyance, c'est la rage et la frénésie que mettent ses adeptes à la maintenir contre questionnement, preuves, dévoilement. Notre époque le sait : réprimer une croyance, l'interdire, mène à des violences sans fin. Les personnes qui osent penser essaient, suivant les conditions de vie : d'abord de survivre, donc souvent feignent de croire et donnent raison au milieu ambiant. Elles se culpabilisent d'avoir réfléchi dans bien des cas. Ensuite, lorsque le régime du pouvoir qui les soumet le permet et que leur doute est partagé par un certain nombre d'autres personnes, elles déclarent leur point de vue en prenant beaucoup de précautions visant à affirmer leur " respect " pour le dogme, le parti politique ou l'affirmation régnants.
 
C'est que l'homme qui pense sait que l'homme qui croit est infiniment fragile et peut devenir fou ou mourir de ne plus pouvoir croire. C'est qu'il sait que celui qui croit en quelque un, quelque chose, quelque idée, quelque dieu, est bien souvent prêt au meurtre pour se protéger du doute. C'est que la croyance est la faiblesse du monde humain. C'est que la croyance, comme la rêverie, sont la rançon de l'imagination et de la créativité. C'est que souvent, pour ne pas dire toujours, l'homme qui pense abrite, dans la même tête, l'homme qui croit. C'est que nos moyens de vérifier l'exactitude des choses sont si restreints… Par faute de savoir, nous sommes tous des croyants. La peur vient peut-être en second lieu, sous forme d'inertie, du refus des choix… Douter, c'est se condamner à choisir, et avec l'amour et la liberté, le choix, c'est ce que les grands singes que nous sommes redoutent le plus au monde !
 
Une croyance assez répandue consiste à penser que la démarche du doute (progrès pour les uns et perditions pour les autres) est strictement moderne. L'épopée de Geligeamesh, rien qu'à elle seule, infirme cela. Si le fonctionnement de la croyance était si évident, si " solide ", comment expliquer la fin des " rois divins ", les changements de croyances à travers le temps, les intimidations et les menaces contenues dans les textes sacrés à l'adresse de ceux qui ne seraient pas convaincus ni obéissants, les révolutions, les soulèvements depuis le début de l'histoire ? Certes, bien souvent, une croyance remplace une autre croyance avec la violence et le fanatisme que cela engendre car le croyant n'a qu'un seul but : se persuader de la véracité de sa croyance… Même dans les choses infimes de la vie : il y a seulement cinquante ans, ne pas manger de viande dans un milieu populaire occidental entraînait un rejet social absolu parce, qu'" on ne peut pas vivre sans viande ", alors qu'ailleurs la consommation de viandes prohibées, bovine pour les uns, porcine pour les autres, pouvait aller jusqu'à la mise à mort parce que " tabou " dans lesdites sociétés. Tout, absolument tout peut être sujet à croyance, et pourtant le doute remonte au début, tout au début de l'histoire humaine.
 
Il est intéressant de relire cette épopée de Geligeamesh, unanimement comprise comme un récit de " l'échec " humain, autrement, avec la liberté que cinq mille ans de pensée devraient nous accorder.
 
Qu'avait donc compris l'auteur (ou les auteurs) de l'histoire de Geligeamesh ? Que la vie veut vivre à tout prix, que nous la jugions tendre, maternelle, digne d'amour ou putain. Que notre seule façon de nous survivre, c'est la culture (Geligeamesh comprend que l'édification de sa cité est plus importante que ses guerres) : est-ce qu'on ne dit pas " l'Homme " en parlant de nous, comme si nous étions éternels ? Ne parle-t-on pas de nos acquis, mêlant générations et communautés et faisant fi des disparitions individuelles ? Nos intellectuels, à l'aube de l'histoire, nous disent qu'un homme qui assume sa mort assume aussi sa vie et que les fables d'immortalité vous endorment, vous privent de vois forces et de votre intelligence. Nous arrêtant à la tentation qui s'empare de Geligeamesh devant la guelta d'eau pure, osons dire de ces fables qu'elles nous privent aussi de plaisir.
 
Oui, croire, c'est se priver du plaisir de la découverte, d'autres sensations, de l'audace, du bonheur d'exister pleinement… Mais c'est aussi lutter contre le désarroi, l'incertitude, l'ennui ou la terreur de choisir, de choisir constamment, comme la vie l'exige. Douleur de ne pas savoir, humilité obligée… Tous les progrès, pourtant, sont nés de l'inconfort.
 
Un code naît pour fixer une acquisition, un savoir, pour faire garde-fou, s'empêcher de retomber dans l'ignorance ou la barbarie, une certitude est consignée, une observance. Un ensemble de croyances empêche la transgression. Le temps passe, les circonstances changent, les données ne sont plus les mêmes, l'information fixée fait obstacle à une nouvelle adaptation.
 
Le savoir et la responsabilité sont de plus en plus partagés au cours de l'histoire. Il y a cinq mille ans, un roi, un scribe, une poétesse, un clergé, pouvaient être déchirés et se meurtrir de questions : à présent, le savoir se répand, la responsabilité devient commune et n'épargne que peu d'entre nous. D'où la recherche frénétique du chef, du fort, du maître à penser, du bien matériel, de la foi, de l'idéologie, sensés régler le douloureux, l'épuisant problème du choix.
 
En mettant la situation en caricature, on pourrait dire que le monde se divise en équipes : ceux qui ne veulent pas choisir et choisissent malgré eux, et souvent mal, ceux qui choisiront pour eux et ceux qui sont choisis pour choisir et qui décident sans prendre le temps du choix de peur d'avoir à choisir. L'humour noir de la démocratie.
 
S'abandonner au destin aide à vieillir mieux et à rester serein. Cela engendre pourtant la violence par l'inadéquation entre le temps qui passe (et demande une adaptation incessante) et l'inertie de celui qui refuse le mouvement. A l'inverse, toujours en fonction des croyances, s'épuiser à agir en pensant que le monde va évoluer en une génération peut aussi engendrer la violence par inadéquation entre la vitesse de l'adaptation des hommes aux circonstances et le désespoir d'impatience des volontés personnelles qui " croient que… ".
 
Ne pas choisir, choisir au plus mal, charger les autres de la responsabilité de choisir, accabler autrui de son choix : autant de tragédies humaines. Dans le récit de Geligeamesh, les hommes, lassés des exigences de leur roi, vont se plaindre aux dieux mais ne prennent aucune décision. La position par rapport au " choix " crée des " familles " de réactions diverses :
 
Il y a les purs, ceux qui ont renoncé au choix, à toute responsabilité, ceux dont la croyance est sans faille : ils amènent sans état d'âme le savant au bûcher, le circoncis à la chambre à gaz, mettent un pays sous embargo, lapident les femmes, rejettent l'ouvrier au chômage, etc., etc.
 
Il y a les effarés et les lâches qui doutent des choix qu'on leur fait faire mais rentrent dans le rang, pleins de culpabilité tous azimuts : le capo, l'épouse docile, le citoyen ordinaire, l'intellectuel, etc., etc.
 
Il y a ceux qui choisissent pour les autres, qui vivent des croyances des autres, sans pitié, exauçant les vœux de cette racaille bêlante, choisissant sans se donner la réflexion du choix, souvent attentifs à se survivre tout simplement, par le pouvoir, la descendance, l'avoir : le dictateur, le chargé du destin d'une confession ou d'un peuple, le chef de famille caractériel, le directeur de la multinationale, le bricoleur chargé d'organiser un soulèvement, le gradé militaire, etc., etc.
 
Ce que le poète Jacques Prévert résumait de façon lapidaire : " Il y a ceux qui croient, ceux qui croient croire et ceux qui croâ-croâ ".
 
Et puis, il y a ceux qui avouent ne pas savoir grand-chose, qui s'efforcent d'apprendre, qui refusent de rêver leur vie au lieu de la faire, d'être vécus au lieu de vivre et n'éprouvent aucun plaisir à maltraiter leur prochain : à ceux-là la douleur de la conscience et l'éblouissement d'aimer, à ceux-là l'absurde et merveilleuse aventure d'exister.
 
Le gros problème, c'est que, semblables à Geligeamesh, nous sommes tous ces hommes-là en même temps… Cette histoire a été écrite il y a cinq mille ans : n'avons-nous donc que si peu changé ?
 
" Geligeamesh : j'aurais pu choisir d'être un dieu ? Harimtou : Les dieux sont éternels parce qu'ils n'ont pas d'existence propre, ils sont " nous ", ils émanent de nous, ils vivent de notre énergie, de nos pensées, pour certains, de nos craintes… Si l'homme meurt, il tue son dieu " (" Sa naqba imourou ", scène 21, Editions arabes de Belgique, 1995).
 
ET SI L'HOMME DOUTE, EN MEURT-IL ?
 
" … en fait, ce qui distingue vraiment notre espèce des autres, c'est notre langage : nous sommes capables de combiner des mots selon une grammaire pour construire des phrases, et celles-ci acquièrent alors un sens supérieur à ce que donnerait la simple addition des mots entre eux. C'est un langage à " double articulation " des mots et des sens. Seul le cerveau humain est capable de communiquer des informations de cette manière. On a démontré que les grands singes pouvaient apprendre plusieurs centaines de mots, jusqu'à 900 pour certains chimpanzés. Mais ils ne produisent pas spontanément de phrases nouvelles. " (André Langaney).

Institut Européen de la Culture Arabe 2001

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